1Q84 de Haruki Murukami

J’ai commencé 1Q84 sans connaître l’auteur, parce que j’avais été attirée par la couverture bien qu’en définitive, j’ai écouté sur CD Audio l’oeuvre. Le début m’a d’emblée beaucoup captivée. Après une entrée en matière classique, l’auteur vous entraîne dans un tourbillon qui déstabilise et en même temps tient en haleine, faisant franchir les quelques longueurs. Au fil de la lecture, je me demandais toujours comment Murukami allait démêler tous les liens tissés.

1Q84

Si on veut résumer brièvement cette histoire complexe, construite en spirale, on peut dire que le roman conte alternativement l’évolution de la vie de Tengo, jeune homme professeur de mathématiques, aspirant écrivain qui mène une vie tranquille et solitaire, exception faite de sa relation avec une femme mariée. Sa vie bascule quand Komatsu, un éditeur, lui demande de servir de “ghost writter” pour réécrire et améliorer un manuscrit intitulé La Chrysalide de l’air. Cet ouvrage est l’oeuvre d’une jeune fille dyslexique Fukaeri qui est hébergée chez le professeur Ebisuno, ethnologue réputé. Elle s’est enfuie de la secte des Précurseurs dont son père est le leader ( en anglais dans le texte).

De l’autre côté, Aomame, jeune fille trentenaire et solitaire dispense des cours de sport. Elle fait ainsila rencontre de Mme Ogata qui a mis sur pied une safe house venant en aide aux femmes victimes de violences conjugales. Elle demande à Aomame de tuer les hommes coupables de telles violences. Aomame connaît en effet parfaitement l’anatomie humaine et est en mesure de tuer un homme sans laisser de tracer au moyen d’un fin pic à glace planté dans la nuque.

Bien entendu, 1Q84 est une référence explicite à l’oeuvre d’Orwell. La figure de Big Brother renvoie à celle du leader des Précurseurs mais aussi à la dureté du monde qui y est décrit. Ainsi, tant la mère de Tengo que les deux amies d’Aomame mourront de mort violente, de même que certainement l’amante de Tengo. La très (trop) longue description des sévices subis par la petite fille échappée de la secte et recueillie par Mme Ogata en est un autre exemple. Plus profondément, le titre renvoie à la position omnisciente du lecteur placé en situation d’observer les deux protagonistes. Une des meilleures partie du roman est d’ailleurs celle qui conduit à alterner les préalables à la rencontre d’Aomame et de Tengo. On les voit se rapprocher l’un de l’autre : Tengo est dans le parc, Aomame quitte un instant son poste d’observation qui le surplombe et le manque de peu. Ushikawa rôde au même moment, photographie Aomame, prend en filature Tengo et on tremble pour ce qui va arriver.

Le personnage du détective renvoie aussi à l’intrigue du roman d’Orwell qui suit le parcours de Winston Smith. Ce dernier s’interroge sur l’authenticité du monde qui l’entoure. L’amour y joue aussi un rôle, bien que la relation de Smith avec Julia n’aboutisse pas à une fin heureuse.

Plus prosaïquement, 1Q84 est choisi pour un jeu de mot de langue japonaise difficilement traduisible mais qui souligne que le récit se situe dans une sorte de version bis de 1984, année dans lequel évoluent les personnages au début du roman. Le thème de la dualité se retrouve dans toute l’oeuvre. Il y a Tengo et Aomame et leur parcours de vie similaires mais aussi Aomame et Fukaeri, toutes issues de familles appartenant à une secte et qui ont pris la décision de fuir. Il y a les deux amies d’Aomame toutes deux décédées dans des circonstances violentes, suicide pour l’une, probable meurtre pour l’autre. Il y a la double vie de Tengo et bien sur, il y a ces deux lunes qui brillent obstinément dans le ciel mais qui ne sont vues que de certains des personnages. Fukuaerie disparaît peu de temps après qu’Aomame tue le leader, après avoir entretenu une relation sexuelle avec Tengo qu’elle appelle “rite de purification”. Aomame s’efface ainsi quand l’action d’Aomame amorce le retour vers le monde “normal”. Elle était son double dans la réalité parallèle et s’efface quand celui-ci se désagrège. Cette interprétation est soutenue par la nouvelle de la Ville des Chats que lit Tengo quand il se rend au chevet de son père.  Celle-ci traite de l’enfermement d’un homme dans une ville totalement soumise à des chats et dont il ne peut s’échapper. Tengo dira à plusieurs reprises qu’il doit s’échapper de la ville des chats avant qu’il ne soit trop tard, se rapprochant ainsi de la quête d’Aomame de retrouver son monde initial.

Je me suis souvent demandée au fil des pages quel était le sens de ce si long roman qui se clôt d’ailleurs en laissant de nombreuses portes ouvertes. Pourquoi deux mondes ? Si ce n’est que pour raconter comment deux jeunes gens se retrouvent des années plus tard dans des circonstances aussi rocambolesques, ce serait franchement un peu court et mièvre. S’il s’agit de raconter une histoire paranormale, pourquoi laisser l’oeuvre sur un sentiment si inachevé ?

J’émets l’hypothèse que le véritable thème est celui de la création et plus précisément, de l’écriture. En effet, deux des personnages principaux sont des écrivains : Tengo et Fukaeri, l’un et l’autre se rejoignent autour de la Chrysalide de l’Air. Et justement, cette Chrysalide de l’air, ces fils tirés du néant, n’est ce pas une métaphore de la création ? On sait que Tengo fuit avec Aomame en n’apportant que peu de choses, sinon le manuscrit de son nouveau roman dont Murukami ne nous dit rien. On sait aussi qu’il écrit ce livre, notamment quand il est au chevet de son père mourant. C’est à ce moment là qu’il croit voir sur le lit de son père une nouvelle chrysalide dans laquelle dort Aomame. Quand cette dernière et Tengo débutent leur rapprochement que disparaît Fukaeri, signe qu’une nouvelle oeuvre émerge et que son premier roman a fini sa course. De la relation sexuelle que partageront Tengo et Fukuaerie, on apprend qu’est conçu l’enfant de Tengo et Aomame, ce qui renforce l’idée que Fukaeri et Aomame sont la même personne ou en tout cas des doubles.

C’est donc finalement, elle Aomame, la jeune fille solitaire qui se trouve laide et dont la poitrine est à plusieurs reprises décrite par Murukami comme peu généreuse, ce qui constitue même un complexe pour la jeune fille, qui concevra un enfant, qui ne laissera pas s’étioler son nom, qui ne mourra pas sans descendance. Elle était pourtant entourée de nombreuses autres femmes, au corps plus féminin et selon la représentation commune, plus maternelles, mais qui connaîtront des destins tragiques avant d’avoir pu s’assurer une descendance. Ici, on pense également à la mère de Tengo, dont il n’a gardé qu’un souvenir obsédant : celui d’un homme lui embrassant la poitrine alors qu’il se trouvait dans son berceau. Elle décédera alors que Tengo était en bas âge et ne pourra donc pas exercer sa fonction maternelle, sombrant dans le néant et ne laissant derrière elle qu’une photographie trouvée par son fils après la mort de son père et à laquelle il ne pourra donner aucun sens.

Le thème de la création pourrait aussi expliquer la présence de ces little people et de ces voies qui se taisent. La Chrysalide de l’Air a épuisé leur existence en couchant leur histoire par un écrit qui plus est populaire, ce qui est bien évidemment incompatible avec le fonctionnement d’une secte. La conclusion du roman laisse cependant penser qu’ils retrouveront prochainement leur force créatrice.

1Q84 serait aussi une mise en abyme de la propre oeuvre de Murukami. C’est lui en définitive celui qui tire les fils, mêmes les plus étonnants comme la grossesse d’Aomame, c’est lui le démiurge, c’est lui l’acteur omniscient. S’il décide de réunir Aomame et Tengo, il le peut. Chacun fait à son tour oeuvre de création, littéraire ou physique.

Sur le plan du style, comme je l’indiquais plus haut, le roman contient quelques longueurs qui se font vite oublier tant l’intrigue générale est prenante. Il est aussi un peu déconcertant que Murukami fasse autant de références littéraires ou musicales à la culture occidentale. On passe ainsi de Tchekov, à Sony et Cher aux Rolling Stones, de Proust à de Leoš Janáček et à Louis Armstrong. Pourquoi tant de références occidentales ? J’aurai préféré être d’avantage plongée dans la culture japonaise, quitte à moins comprendre certains éléments. Le plus décevant, parce que cela m’a semblé particulièrement facile est la lecture d’Aomame de la Recherche du Temps Perdu pendant qu’elle est cloitrée dans un appartement après l’assassinat du leader des Précurseurs. La référence au roman proustien pour signifier un temps d’attente qui prendra son sens a posteriori me semble un peu grossier.

Les CD Audio présentent une écoute très agréable, chaque personnage principal bénéficie d’une introduction musicale personnalisée au début de chaque chapitre. Trois acteurs se partagent la lecture, ce qui donne du relief à une oeuvre qui à l ‘écoute pourrait être lassante. A noter enfin que le dernier volume se clot par une interview de la traductrice de l’oeuvre en français, ce qui est très intéressant, notamment quant aux difficultés de traduction qu’elle a rencontrées.

1Q84 en 3 volumes chez 10/18. CD Audio publiés chez Audiolib

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